CHRISTOPHE – LE FOU HANTANT
Le Lundi, 18 Mars 2013 par Arnaud Sagnard
Alors que Christophe sort un nouvel album composé d’inédit et repart en tournée, GQ a rencontré le plus vieux hipster français à son domicile parisien. Portrait.
Il habite au troisième étage d’un immeuble dont on a du mal à croire qu’il puisse abriter une légende de la chanson française, dans l’ennui profond du XIVe arrondissement de Paris, pas loin de la Closerie des Lilas, port où s’échouent régulièrement les vedettes décaties. On ne l’y voit pas car il passe son temps à travailler dans un appartement encombré de claviers, de pianos et d’ordinateurs. Sa présence est assez facile à vérifier : qui passe la nuit boulevard du Montparnasse peut repérer les seules fenêtres d’où s’échappe une énigmatique lumière violette. On emploie ici à dessein le terme "légende" parce qu’avec Johnny Hallyday, Christophe, 67 ans, est un des rares chanteurs français à pouvoir en revendiquer les attributs. La longévité : le petit Daniel Bevilacqua a enregistré son premier disque à 17 ans, ce qui lui a permis cet automne de célébrer cinquante ans de carrière. Une silhouette reconnaissable entre toutes : une gueule d’aigle posée sur un corps de petite taille au poitrail puissant, les lunettes à verres fumés, une moustache d’avant la mode, des cheveux blonds longs plaqués en arrière et des santiags taille 38. Il y a aussi sa voix : un timbre aigu qui peut monter très haut à la Robert Wyatt ou susurrer à l’oreille de l’auditeur. Enfin, ses succès ne s’oublient pas : "Aline", "Les Mots bleus", "La Dolce Vita", "Succès fou", "Les Marionnettes", "Les Paradis perdus", "Señorita"… Ils font partie de ceux qu’on fredonne seul et que les autres reprennent en choeur. La dernière fois que nous lui avions parlé, c’était lors de l’anniversaire du flamboyant producteur Ariel Zeitoun qui pour l’occasion avait réuni "ses" artistes à Bobino. Sur scène, Christophe succédait à une Amy Winehouse alors au faîte de sa gloire et, en quelques notes, il avait fait naître des larmes au coin des yeux de critiques rock croyant avoir déjà tout entendu. Bien plus tard au petit matin, il acceptait de s’entretenir avec deux journalistes saouls dans un couloir. Pas d’attaché de presse, pas de minutage. On comprenait alors sa disponibilité : ce n’est pas que le chanteur accepte de parler à n’importe qui, mais plutôt qu’il applique les règles de la nuit, là où les cartes de visite ne comptent pas. Pour preuve, on le retrouve aujourd’hui dans la cuisine de son appartement à 23 heures pour écouter quelques morceaux de son album rassemblant des inédits des années 1970, Paradis retrouvé. À l’écoute de certains morceaux, on pencherait plutôt pour un retour vers le futur tant les compositions aux sonorités électro semblent avoir été composées la veille et non en 1973. Cette nuit-là, il est vêtu d’une longue veste en laine qui lui donne un air de chef indien Comme le reste de l’appartement, sa cuisine est un séduisant capharnaüm. Pêle-mêle, on distingue un véritable robot Aldebaran, des livres de Bret Easton Ellis et de Romain Gary, des factures, le dernier album de Raphaël, que celui-ci vient de lui adresser avec un mot, des Krisprolls, un tableau noir sur lequel il est écrit "Botox" à la craie sans qu’on sache s’il s’agit de la toxine botulique ou du groupe électro du même nom, un DVD de Nino Ferrer, une veste croisée grise suspendue à une étagère, soit presque "le smoking blanc cassé" de la chanson…
Entretien avec un oiseau de nuit
Ce bordel ambiant ne colle pas à la musique de Christophe, tenue, écrite et hypnotique. Avec ces treize morceaux inédits, les derniers fans, ceux qui préfèrent sa période électronique nébuleuse plutôt que ses slows à emballer, vont pouvoir à nouveau se prosterner. On pense à Suicide, le groupe de l’Américain Alan Vega, autre surdoué en avance sur son temps, aux bandes originales des films de John Carpenter et contre toute attente à Frank Ocean, le dernier rejeton du R&B transatlantique. Le chef indien appelle ce disque le "black album" peut-être parce qu’il contient, à la façon des boîtes noires des aéronefs, un concentré de son univers. Assis dans son salon, entouré de tableaux anciens, de juke-boxes et d’ordinateurs, il parle très vite, comme un enfant présentant ses derniers joujoux à un nouvel ami. Excité, il passe en permanence d’une idée à l’autre : "Je reçois la nuit parce que c‘est calme et que c’est mieux pour parler et écrire. Pour les journalistes comme pour moi. On fait plus attention aux choses, les visiteurs retiennent les détails. Je viens de changer de cycle : avant, je me couchais à midi et demi. Maintenant, c’est 3 h 30, j’essaie de freiner un peu, c’est l’hiver. Hier, j’étais au Montana, il y avait Rachid Taha, il est pas en forme en ce moment. C’est un copain, parfois, il passe ici la nuit. L’après-midi, je fais un peu de sport, je joue aux boules. Ça a l’air con mais c’est du sérieux, j’y passe des heures. Il y a un médecin, des sans-papiers, des gens de tous les âges." Christophe est sans doute le seul artiste en promo capable de parler pétanque plutôt que de son actualité : sa tournée Intime Tour en piano solo en France en janvier qui s’achève par trois dates au Théâtre Marigny à Paris, l’album d’inédits et un prochain disque qu’il compose en ce moment. Christophe semble évoluer dans une bulle. Il compose sans arrêt, et plutôt que de se faire rare, il collabore avec de nouveaux artistes comme la jeune Loane avec qui il a enregistré le single "Boby", ou vante le talent de l’artiste belge Liesa van der Aa. Il passe aussi une partie de son temps sur iTunes à écouter les suggestions d’albums proposées par l’outil d’Apple. "Je clique à partir de disques que j’aime bien et je voyage d’un album à l’autre. Comme ça, je ne reste pas bloqué sur mes obsessions, John Lee Hooker et la Callas. Récemment, je suis tombé sur Sex In Dallas. J’écoute aussi Soundwalk, un site qui reconstitue le son de villes."
Recherche fondamentale en musique
Le vieux de la vieille n’est pas un ennemi du web, il télécharge avec la maladresse des débutants. Christophe est ouvert au monde mais il a la réputation d’être têtu. Il a ainsi déjà refusé un vidéoclip ayant coûté les yeux de la tête à sa maison de disques ou prolongé l’enregistrement d’un disque jusqu’à plus soif. Le bonhomme a ses raisons, depuis que sa carrière a été relancée en 1996 par l’album Bevilacqua, il dit "faire de la recherche". Comme un scientifique. Il n’a pas vraiment tort, sa musique est souvent expérimentale et les morceaux entrecoupés d’enregistrements de voix, de mélodies tirées de certains de ses tubes ou de ses propres interviews. Au fil des ans, on y croise les fantômes d’Enzo Ferrari, Isabella Rosselini, Isabelle Adjani, Daniel Filipacchi ou de Jac Berrocal, un musicien encore plus rare que lui. Avec le recul, le virage pris en 1996 paraît d’autant plus audacieux. À l’époque, l’artiste jouait son va-tout. Pendant treize ans, il n’avait rien sorti. On cherche des explications. Passé de mode ? Problèmes personnels ? Une addiction à régler ? "Rien de tout ça, explique-t-il, j’ai fait des petites conneries comme tout le monde mais je sortais surtout d’une rupture intime. J’étais en conflit avec Francis Dreyfus, l’homme avec qui j’avais presque toujours travaillé. Il ne voulait pas me rendre mon contrat, j’ai tenu des années." Francis Dreyfus, aujourd’hui décédé, est alors un des piliers de la musique française, à la fois importateur de David Bowie, aux manettes derrière les premiers albums de Bashung, Lavilliers, Jean-Michel Jarre et plus tard patron des disques Dreyfus Jazz. À têtu, têtu et demi.
Du banlieusard au beau bizarre
Aujourd’hui, Christophe a la foi des "born again" : "J’essaie d’abord de prendre mon pied en composant et on verra après si ça marche. Je ne suis pas un affairiste, je ne calcule pas en fonction des modes. J’ai arrêté plusieurs fois ma carrière. Une fois, pendant deux ans, j’ai vendu les tableaux que je peins, je pouvais en vivre." Le passionné lit les articles qui lui sont consacrés, "parfois ça me file même la chair de poule. Je me souviens que pendant la première séance d’écoute pour la presse de Bevilacqua, certains journalistes invités étaient subjugués, ça compte beaucoup pour moi". Sa méthode est connue : Christophe crée une "robe sonore", un "climat" au clavier sur un rythme électronique, et il chante en "yop" par-dessus, soit un mélange d’anglais, de murmures et d’onomatopées, puis retravaille le tout avec ses musiciens. En revanche, personne n’a encore percé le mystère de sa fabrique de tubes, qui lui a permis de vendre neuf millions de disques. Lui-même ne sait pas vraiment mettre de mots dessus : "C’est un truc qui arrive comme ça. Même quand tu écris les paroles, tu ne sais pas. Ou alors, c’est inconscient." On peut esquisser une autre hypothèse : son univers à la fois pointu et populaire attire les autres artistes. Les populaires comme Jean-Michel Jarre, autre passionné de machines, avec qui il écrit "Les Paradis perdus" et "Les Mots bleus", Gainsbourg, le plus connu des oiseaux de nuit qui lui rendait visite, Bashung qui a repris certains de ses titres, ou le romancier Florian Zeller qui écrit pour lui. Les pointus seraient plutôt le parolier Boris Bergman, son beau-frère – le mystérieux chanteur Alain Kan –, le producteur brésilien Eumir Deodato, le trompettiste Erik Truffaz, Christophe van Hussel du groupe Tanger… Cette planète continue d’attirer de nouveaux adeptes. En concert, on s’étonne d’ailleurs à chaque fois du mélange des générations : silence sépulcral avant son arrivée partagé par les anciens adeptes transis et les nouveaux convertis. Aux dernières nouvelles, la chanteuse Mohini Geisweiller doit collaborer à son album censé sortir à l’automne 2013 et peut-être même Jean-Michel Jarre. Si son univers est connu, on sait en revanche peu de chose de sa vie. Il y a bien cette photo noir et blanc dans sa cuisine où l’on voit une belle femme sur une plage avec des enfants qui sourient. C’est peut-être à cause de ses origines italiennes que l’artiste chante beaucoup l’amour mais ne parle pas de son intimité. Tout juste évoque-t-il un style de vie qu’on imagine difficilement compatible avec une vie de famille. Les 45 et 78 tours écoutés des nuits durant, les pointes de vitesse sur l’autoroute en Lamborghini Miura (revendue depuis à l’ancien pilote Jean-Pierre Beltoise), le permis qui saute, les copains qui passent en sortant de boîte à 5 heures du matin, les comédiennes venant lui lire des ouvrages à son domicile… Ses origines sont en revanche un peu plus claires : Daniel Bevilacqua est un banlieusard, un petit Rital qu’on emmerdait dans les années 1950 à Juvisy dans l’Essonne. "D’une certaine manière, c’était déjà ce qui se passe aujourd’hui en banlieue. Quand j’y retourne, je trouve que ça n’a pas tellement changé mais je suis vite assailli par les images du passé. Môme, j’écoutais beaucoup la radio, j’ai découvert comme ça la musique arabe, puis le blues, sur des stations périphériques, on captait les radios anglaises. Plus tard, j’avais des potes blousons noirs, mais j’en étais pas vraiment un, je m’habillais différemment." Le mot "dandy" vient souvent à l’esprit à son sujet, mais ce n’est pas exactement cela. La particularité de son mystère et de sa longévité n’est pas qu’une question d’apparence ou d’attitude. Il est inutile d’en chercher l’exacte formule, un de ses disques a résolu la question. Il s’appelle Le Beau bizarre. On n’en saura pas plus, on a décliné son invitation à sortir au petit matin.
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